Home À LA UNE Journalisme environnemental: des reporters de plus en plus menacés

Journalisme environnemental: des reporters de plus en plus menacés

En l’espace de dix ans, on estime qu’au moins 30 journalistes spécialisés sur l’environnement ont été tués dans le monde. Pour marquer la journée internationale de la fin de l’impunité contre les crimes commis contre les journalistes, instituée après le meurtre de nos collègues Ghislaine Dupont et Claude Verlon en 2013 au Mali, des journalistes environnementaux tirent la sonnette d’alarme sur la dangerosité du métier, à mesure que l’écologie s’impose dans l’opinion publique.

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Dénoncer des scandales climatiques tue. Le 18 juin 2022, la police brésilienne confirmait le décès du journaliste britannique Dom Phillips et de l’expert des populations indigènes, Bruno Pereira, après avoir été portés disparus pendant plus d’une semaine. En cause : une enquête que menaient les deux hommes sur la pêche illégale en Amazonie.

De la même façon, le reporter indien Shubham Mani Tripathi a été froidement abattu de six balles en juin 2020, alors qu’il investiguait des cas d’expropriations illégales en lien avec la mafia du sable en Inde. En Colombie, les deux journalistes Maria Efigenia Vásquez Astudillo et Abelardo Liz ont été assassinés, respectivement en 2017 et en 2020, pour avoir dénoncé l’accaparement de certaines terres indigènes par des grands groupes privés.

Sur le poster, le journaliste britannique Dom Phillips et l’expert des indigènes brésilien, Bruno Pereira, assassinés en juin 2022 alors qu’ils enquêtaient en Amazonie. Trois individus ont été inculpés pour leurs meurtres en juillet.

Des exemples de ce type, il en existe beaucoup d’autres. « Quand on regarde de près pour quel type d’enquête les journalistes sont harcelés, menacés et arrêtés, ils le sont toujours pour des sujets très importants et extrêmement dangereux. Et c’est de plus en plus le cas pour des enquêtes sur des crimes environnementaux », indique Laurent Richard, fondateur du consortium Forbidden Stories.

Les exactions commises contre les reporters sur le climat sont devenues monnaie courante, et la tendance ne risque que de s’accentuer. « Avec l’accélération du réchauffement climatique, le conflit devient de plus en plus extrême, entre les entreprises qui détruisent l’environnement, les autorités qui n’en font pas assez pour empêcher cette destruction, et les journalistes qui essaient d’attirer l’attention sur ce qu’il se passe. Et malheureusement, je pense que les difficultés auxquelles nous faisons face vont devenir encore plus sinistres dans les années à venir », s’alarme Peter Schwartzstein, journaliste environnemental britannique et membre affilié du centre de recherche Wilson Center.

Une tendance à la hausse

Comme le rapporte Reporters sans frontières, les journalistes abattus pour avoir traité des thèmes environnementaux se trouvent principalement en Amérique latine (Mexique, Colombie, Brésil…) et en Asie du Sud-Est (Inde, Indonésie, Philippines…). Mais avec une attention croissante portée aux questions environnementales ces dernières années, le degré de liberté des journalistes spécialisés s’est réduit un peu partout.

Peter Schwartzstein a vécu six ans au Caire pour enquêter sur la rareté de l’eau. « Quand je suis arrivé en 2013, je pouvais parler, appeler et rencontrer les fonctionnaires locaux plutôt facilement, relate-il. Mais autour de 2018, ces officiels ont arrêté de me répondre, ne serait-ce que par téléphone. L’accès aux visas est aussi devenu plus compliqué dans plusieurs pays. » Victime de deux tentatives de kidnapping, en Irak et en Syrie, Peter a cru mourir ces jours-là, alors qu’il investiguait les pénuries d’eau sur place.

Subir menaces et intimidations est devenu le quotidien d’un grand nombre de reporters environnement sur le terrain. Pourquoi ? Justement parce que pour ce type de reportage, « on ne peut pas le faire avec des données statistiques à distance, il faut aller enquêter sur place pour creuser un sujet et en comprendre tous les enjeux », argumente Renata Neder, représentante du Comittee to Protect Journalists au Brésil.

En Amazonie, zone d’intenses conflits entre les populations indigènes, les multinationales industrielles et les trafiquants, les reporters sur l’environnement sont d’autant plus confrontés au danger et aux menaces.

Les pressions peuvent aussi par un cadre légal. Shailendra Yashwant, reporter en Inde sur le climat depuis plus de 30 ans, a ainsi été attaqué en justice par UPL Limited, une multinationale industrielle, accusé de diffamation. En 1995, il publie en effet un article où il dénonce la pollution causée par les pesticides utilisés dans certaines usines du groupe, à Vapi. « J’étais pigiste depuis dix ans à l’époque et je pensais m’être fait une bonne réputation, mais je suis devenu un paria, se remémore-t-il. À cause du procès, plus personne ne voulait de mes articles. » Shailendra est finalement acquitté en 2018, après 22 ans de procédure, le jugement déclarant que l’article avait été publié pour « l’intérêt général et le bien commun ».

Les reporters sur le climat, une épine dans le pied des régimes autoritaires

Du côté des États autoritaires, déjà pointés du doigt pour de nombreuses entorses à la liberté d’informer, la donne est aussi en train de changer sur cette question. « Beaucoup d’entre eux sont en train de réaliser la menace que représente le réchauffement climatique pour la stabilité de leur régime, souligne Peter Schwartzstein. C’est le cas notamment en Iran. Les questions environnementales sont des forces qui transcendent les idéologies traditionnelles : tu peux être athée, religieux, conservateur ou libéral, et quand même t’accorder à penser qu’il faut plus d’action climatique. »

Cette cohésion autour du climat est donc perçue par certains régimes, dont celui des mollahs, comme un potentiel point de ralliement pour l’opposition. « Ces États ont donc tendance à tirer sur le messager plutôt qu’à régler le problème, puisque le problème les rend vulnérables », affirme le journaliste britannique, auteur du rapport The Authoritarian War on Environmental Journalism qui revient en détail sur la question.

Des enjeux considérables pour les États et les multinationales

Outre l’argument politique, cibler les activistes et les journalistes environnementaux est également une façon pour certains business d’enterrer des révélations qui pourraient nuire à leur réputation, et surtout à leurs intérêts. Et exposer, par exemple, les conditions dans lesquelles travaillent les ouvriers, ou les contaminations dont sont responsables certaines multinationales, c’est risquer de leur faire perdre beaucoup trop d’argent.

Le procès qu’a subi Shailendra Yashwant en est l’exemple même. En voulant faire condamner le journaliste en diffamation, UPL Limited s’est finalement tiré une balle dans le pied. « Durant les audiences, on a découvert beaucoup plus d’activités illégales de la part de la multinationale, comme elle devait se justifier et présenter des documents qui, en fait, prouvaient ce que j’avais dénoncé. Tout ce que j’avais écrit dans l’article a été reconnu comme véridique », se félicite le reporter indien. Résultat : les usines concernées ont été fermées pour un certain temps, et la ville de Vapi a été officiellement déclarée comme une zone toxique et polluée.

La particularité du « journalisme vert », c’est également que « ces enquêtes incriminent souvent, non seulement une entreprise, mais aussi la corruption au sein de l’appareil d’État qui était censé contrôler et sanctionner cette entreprise », rappelle Laurent Richard. Dévoiler au grand jour un crime écologique, c’est donc s’attaquer aux deux à la fois.

Et même parfois s’attaquer à tout un système. Si dénoncer un crime environnemental est si dangereux en Amazonie, par exemple, c’est aussi car tout est interconnecté. « Là-bas, Il y a beaucoup de gangs et de trafiquants, et ces réseaux criminels sont tous liés. Il y a une connexion directe entre le trafic de drogue, et l’extraction minière illégale », assure Renata Neder. Pire, la politique climatique du président Jair Bolsonaro a démantelé les mécanismes de protection qui avaient été établis pour garantir les droits des populations indigènes. « Comme plus aucune organisation officielle n’empêche les pratiques illicites des entreprises et des trafiquants, il y a eu une forte augmentation des activités illégales, et de la déforestation. »

La menace encore plus féroce dans les zones rurales

Les conséquences de ce type de dénonciations peuvent être extrêmement lourdes. Le journaliste guatémaltèque Carlos Choc en a fait les frais. En 2019, ce reporter pour Prensa Comunitaria, un site d’information autochtone, risquait entre 20 et 30 ans de prison pour avoir révélé la contamination du lac Izabal par une compagnie minière, dans la petite ville d’El Estor au Guatemala. Dans le viseur de la justice, il est forcé de vivre dans la clandestinité depuis.

Si son enquête a été reprise et aboutie par les journalistes de Forbidden Stories au sein du projet Mining Secrets, publié en mars 2022, l’histoire de Carlos Choc illustre une difficulté cruciale pour les journalistes environnementaux. Ils sont encore plus vulnérables s’ils sont seuls, et s’ils investiguent dans des zones reculées ou dans des petites villes, qui ont beaucoup moins de comptes à rendre.

Le journaliste Carlos Choc a enquêté sur la mine de nickel dirigée par le groupe suisse Solway Investment, à côté du lac Izabal, à El Estor au Guatemala. Les peuples autochtones ont protesté contre le projet du groupe minier d’étendre son activité sur les terres indigènes en 2021.

Des lieux difficiles d’accès, moins de réseaux téléphoniques, peu de routes goudronnées, souvent aucun commissariat à proximité : le défi logistique est intimement lié aux problèmes de sécurité. « L’Inde rurale est un des endroits les plus risqués à couvrir, soulève par exemple le journaliste environnemental indien Sibi Arusu. Les journalistes locaux sont des cibles très faciles, puisqu’ils ont souvent moins de moyens et ont encore moins de filet de protection que dans les grands médias nationaux. »

Surtout, au niveau local, les pressions et l’intimidation des autorités à l’encontre d’un journaliste passent beaucoup plus inaperçues. « En plus, dans ces zones isolées, il y a beaucoup plus souvent des relations corrompues entre l’État et les industries, donc la police a encore plus intérêt à éviter d’avoir ses activités scrutées de trop près », ajoute Peter Schwartzstein.

Besoin d’engagement pour assurer la sécurité des journalistes sur le terrain

Pour se protéger, les journalistes environnementaux tentent d’adopter plusieurs réflexes. Déjà, la collaboration apporte la protection, comme l’explique Shailendra : désormais, ni lui ni aucun de ses collègues travaillant sur ces sujets ne se rendent seuls sur le lieu d’investigation. Il faut aussi connaître son terrain et comprendre le contexte local. « Dans certains endroits de l’Amazonie, les menaces peuvent être directes, comme quand on te pointe un pistolet au visage, détaille Renata Neder. Ou au contraire, beaucoup moins explicite, si on te dit simplement de faire attention à tel endroit… »

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Face à l’impunité, les journalistes concernés attendent une vraie prise de conscience et une réponse de la part de la communauté internationale. « On ne peut pas s’habituer à entendre dans les médias, « un journaliste tué au Mexique, un autre au fin fond de l’Inde« comme s’il ne s’agissait que d’une statistique funèbre, alerte Laurent Richard. Ces meurtres de journalistes environnementaux, qui enquêtent par exemple sur les cartels de la drogue qui circule dans plus de 50 États, ou sur le trafic de sable, exporté dans le monde y compris en France, ne sont pas que des crimes locaux. Ce sont des crimes globaux. »

Pour Peter Schwartzstein, les institutions internationales ont tout intérêt à favoriser et à protéger un journalisme libre et indépendant qui investigue sur les questions climatiques. « Les entraves à la couverture de ces sujets contribuent finalement à dégrader encore plus l’environnement et à empêcher de trouver des solutions. Surtout qu’un scandale climatique ne se cantonne jamais à un seul État, il déborde toujours sur les pays voisins. »

Pour continuer à exercer leur métier dans des conditions acceptables, à exposer la vérité et à informer, les reporters sur l’environnement plaident pour des mesures de sécurité renforcées et une véritable considération des risques. Puisque selon eux, ces histoires de scandales climatiques, de corruption et d’exploitation des ressources naturelles, nous concernent tous.

rfi.fr

 

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