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L’opposant russe Ilia Iachine: «Poutine a drogué mon pays avec de l’impérialisme et de la hain»

De sa cellule en maison d’arrêt à Moscou, Ilia Iachine, l’opposant condamné à huit ans et demi de détention pour avoir dit la vérité sur la guerre en Ukraine, répond aux questions de RFI. Il nous raconte sa vie derrière les barreaux et ses rapports avec ses codétenus. Il nous explique sa vision de la guerre qu’il continue de dénoncer malgré les risques et il partage son avis sur l’avenir de la Russie.

RFI : Comment vous sentez-vous en prison ?

Ilia Iachine : La prison reste la prison. Peu de gens ici se sentent bien ou profitent de la vie. Mais je me sens plutôt en forme et je ne me plains pas. Je ne tombe pas malade, je prends soin de ma santé, j’essaie de ne pas me laisser aller et je me maintiens en forme grâce à des séances d’entraînement régulières. Je ne me sens pas non plus déprimé et j’essaie de me protéger des états d’anxiété. La dépression est une maladie chronique en prison. Si un détenu commence à s’apitoyer sur son sort et qu’il perd sa volonté, il risque de se transformer en robot qui n’existe et ne fonctionne que par inertie. Plus d’une fois, j’ai vu des prisonniers rester les yeux fixés sur un point pendant des jours et perdre tout simplement le sens de la vie.

Heureusement, ma vie a du sens, et cela m’aide beaucoup derrière les barreaux. Je sais que la vérité est de mon côté et que beaucoup de gens me soutiennent. Le fait de le savoir me motive à rester en bonne santé, renforce ma volonté et me donne de la force.

Comment se préserver en prison ? Avez-vous trouvé des astuces qui vous aident à ne pas perdre le courage et à accepter la réalité qui vous entoure ?

Je me tourne vers l’expérience des dissidents soviétiques et des personnes qui sont passées par les camps de concentration nazis. Dans leurs mémoires, ils conseillent tous à peu près la même chose : s’adonner le plus possible à un travail intellectuel, garder le sens de l’humour, visualiser l’avenir dans sa tête…

Mon astuce c’est le papier et le stylo. Je suis constamment en train de noter mes pensées, de répondre à de nombreuses lettres de sympathisants et de journalistes, de rédiger des manifestes politiques et anti-guerre ainsi que mes discours pour les tribunaux. Par ailleurs, pratiquement dès le premier jour de mon arrestation, j’ai commencé à rassembler et à noter les histoires personnelles de ceux que je rencontre en prison. Il s’agit en quelque sorte d’une œuvre littéraire, car dans le destin de ces prisonniers s’entremêlent le drame, la tragicomédie et les intrigues policières. Je baigne dans une atmosphère morose, mais il y a une vitalité, une humanité et même une beauté particulière. Je veux partager cette beauté et j’ai envie d’explorer ce monde. J’ai même commencé à faire des croquis artistiques.

Pour faire simple, mon astuce est d’essayer de percevoir la prison non pas comme une privation de liberté, mais comme une expérience anthropologique, une immersion dans une sorte de réalité parallèle. Comme chez Dante : « Au milieu de la course de notre vie, je perdis le véritable chemin, et je m’égarai dans une forêt obscure… ».

À quelle fréquence voyez-vous vos parents ? Qu’en est-il de vos amis et de vos soutiens ? Peuvent-ils vous rendre visite ?

Je peux voir mes parents et mes avocats. Mes avocats me rendent régulièrement visite en prison, ils me donnent des nouvelles et me soutiennent moralement. Ma mère et mon père peuvent également me rendre visite, mais, contrairement à mes avocats, ils ont besoin d’une autorisation du juge ou de l’enquêteur pour chaque visite. Certains prisonniers politiques sont souvent complètement isolés de leurs proches car ces autorisations leur sont refusées. Alexeï Navalny, par exemple, n’a pas vu sa famille depuis des mois. Vladimir Kara-Murza n’a même pas été autorisé à parler à ses enfants depuis plus d’un an. C’est une véritable torture. Je suis traité différemment et mes parents viennent me voir en prison environ une fois par mois. Nous communiquons à travers une vitre boueuse à l’aide de combinés téléphoniques, mais cela me procure toujours une puissante charge d’émotions positives.

Quant à mes amis et soutiens, je ne les vois que dans les tribunaux, lorsqu’ils viennent aux audiences. Mais nous pouvons uniquement échanger des sourires. Si quelqu’un essaie de me parler, les huissiers l’escortent immédiatement hors de la salle d’audience.

Dans vos notes de prison, vous parlez souvent d’autres prisonniers. Qui sont-ils ? Est-il possible d’identifier un type particulier de personnes qui se retrouvent dans de telles situations ? Ou, au contraire, vous vous êtes rendu compte que tout le monde peut se retrouver derrière les barreaux ?

D’après mes observations, la prison est, dans une certaine mesure, un échantillon de la société russe. Bien sûr, il y a ici des multirécidivistes pour qui la prison est devenue leur habitat naturel. Il s’agit d’un type particulier de prisonniers qui ont leur propre philosophie, leurs propres concepts et un code d’honneur spécifique. Dans toute société et dans tout pays, il existe probablement une telle caste pour laquelle le crime et la perte de liberté qu’il implique deviennent un mode de vie.

Mais il y a dans les prisons russes un certain nombre de personnes qui n’auraient jamais pu imaginer se retrouver un jour derrière les barreaux. Il y a beaucoup d’entrepreneurs qui deviennent des proies faciles pour les forces de l’ordre. On les prive de leur business, on monte contre eux des affaires criminelles de fraude ou de fraude fiscale et on les jette en prison. Il y a aussi beaucoup de fonctionnaires de bas niveau accusés de corruption mais à qui, en réalité, on fait porter le chapeau pour les fautes de leurs supérieurs. À ma grande surprise, j’ai également rencontré de nombreux hauts responsables de différentes administrations de sécurité et de défense. Des généraux de l’armée, du ministère des Situations d’urgence et du Comité d’enquête, des officiers de police de haut rang et même des officiers du FSB. Il est clair que les services de sécurité russes font l’objet d’une purge officieuse et probablement sévère. Je suppose que cela est dû à l’agacement de Poutine face aux échecs sur le front.

Pour répondre à votre question, oui, tout le monde peut se retrouver en prison. Le système judiciaire de notre pays est totalement partial. Il est quasiment impossible d’utiliser le droit pour se défendre et tout le monde n’est pas en mesure de résoudre ses problèmes de manière informelle avec la police ou le FSB. C’est ancré depuis longtemps en Russie. Le dicton « on n’échappe ni à la pauvreté, ni à la prison » est plus que jamais d’actualité.

Que disent les autres détenus à propos de Poutine et de la guerre ? Êtes-vous en mesure de parler ouvertement de ce qui se passe ? Vous arrive-t-il de faire changer d’avis ceux qui soutiennent la guerre ?

Je n’hésite pas à exprimer ouvertement mon opinion, même si je suis conscient des risques. C’est une question de principe pour moi : je pense qu’il est important de défendre mon droit à dire la vérité, même en prison. Les détenus écoutent avec intérêt et sont souvent d’accord. Il n’y a pas beaucoup de fans de Poutine en prison, car si vous vous retrouvez derrière les barreaux, vous avez, par définition, une relation conflictuelle avec le gouvernement et l’État. Mes propos trouvent, donc, un terrain fertile. Beaucoup de gens sont conscients que la Russie est un État inefficace et corrompu, que l’arbitraire des services de sécurité est dangereux et menace tout le monde et que le système judiciaire est caricatural et injuste.

Néanmoins, la guerre suscite des sentiments et des émotions plus complexes. Peu de gens pensent que cela valait la peine de la commencer. Mais pour certains, la logique est la suivante : une fois qu’on s’est engagé dans une bataille, il faut à tout prix la mener jusqu’à la victoire et se préoccuper ensuite de qui avait raison ou tort. Indépendamment de leur attitude à l’égard de la guerre, la majorité de mes interlocuteurs sont inquiets et craignent la mobilisation éventuelle de leurs parents et amis, ainsi que la propagation des combats à grande échelle sur le territoire russe. La phrase que j’entends le plus souvent : « Pourvu que ce soit bientôt fini ».

J’ai également rencontré des personnes qui ont elles-mêmes participé aux combats. L’un de mes compagnons de cellule était un sergent-chef d’infanterie qui a combattu près de Svatove en février 2023. Il est aujourd’hui accusé de commerce illégal d’armes. Il m’a raconté beaucoup de détails terribles. J’ai essayé à mon tour de le persuader que cette guerre était barbare et criminelle. Franchement, il n’a même pas vraiment protesté. Il s’est justifié en disant que l’armée offre désormais la possibilité de gagner plus d’argent que dans la vie civile. J’espère que mes arguments ont porté leurs fruits. Il a fini par me promettre que, s’il retournait un jour au front, il ne serait que chauffeur et ne reprendrait jamais les armes.

Les cellules des centres de détention provisoire sont équipées de téléviseurs et de postes de radio. Comment la présence constante de la propagande vous affecte-t-elle, vous et les autres détenus ?

En Russie, dans certaines prisons et colonies pénitentiaires les détenus sont littéralement torturés par la propagande de l’État. Navalny, par exemple, est contraint d’écouter les discours de Poutine toute la journée dans sa cellule. Mais cela n’existe pas dans ma prison et les détenus peuvent librement choisir leurs programmes. En général, ils regardent des émissions de divertissement, des matchs de football ou des clips musicaux. Nous regardons aussi parfois les infos, mais presque tout le monde est sceptique à ce sujet. D’après mes observations, les détenus savent ce que valent les propos des propagandistes. Peu de gens prennent leurs paroles pour argent comptant.

Quelles sont vos relations avec les surveillants et le personnel pénitentiaire ?

L’attitude du personnel à mon égard est généralement neutre. Bien sûr, je constate que certains personnels peuvent être sadiques. D’autres s’affirment en exerçant leur pouvoir sur les prisonniers. Mais jusqu’à présent, rien ne m’est arrivé d’anormal, à part avoir été fouillé quasiment à nu pendant dix jours d’affilée. Il s’agissait plutôt d’une initiative de la hiérarchie et non des surveillants eux-mêmes.

En près d’un an de détention, j’ai entendu plus de mots d’encouragement de la part des agents pénitentiaires que je ne l’aurais imaginé. La prison étant le fondement de tout système répressif, je pensais avant mon arrestation qu’ils avaient tous le même avis et qu’ils soutenaient totalement le pouvoir. Après être passé par cinq prisons différentes, j’ai rencontré dans chacune d’entre elles des surveillants favorables à l’opposition. Il est nécessaire de leur parler et de les rallier à notre cause. C’est ce que j’essaie de faire.

À quel moment de votre carrière politique avez-vous commencé à vous préparer à l’éventualité de vous retrouver derrière les barreaux ?

En 2012, j’ai miraculeusement évité une arrestation. C’était l’année d’une énième élection présidentielle de Poutine et, en même temps, l’année des plus grandes manifestations de l’histoire moderne de la Russie. J’étais l’un des organisateurs de ces rassemblements et de ces marches ; nous demandions des élections équitables, des réformes démocratiques et nous nous opposions à l’usurpation du pouvoir. Finalement, Poutine a perdu son sang-froid et, à la veille de son investiture, il a ordonné une répression brutale. Un porte-parole du Kremlin a déclaré plus tard que la police devait « étaler le foie des manifestants sur le bitume ». Après cette répression brutale, des arrestations massives ont commencé. Les services de sécurité m’ont qualifié publiquement d’« organisateur des émeutes de masse ». Les interrogatoires et les perquisitions ont eu lieu à mon domicile, à celui de mes parents et de mes proches. On m’a prévenu que si je n’émigrais pas, je finirais derrière les barreaux. J’ai eu de la chance et j’ai réussi à éviter l’arrestation.

Cependant, après la pression des forces de l’ordre il y a 11 ans, j’ai compris que cela deviendrait la norme de notre vie tant que Poutine resterait au pouvoir. Depuis, j’ai bien compris que l’arrestation pour mon activité d’opposition était une possibilité et, très probablement, seulement une question de temps.

Après le déclenchement de la guerre contre l’Ukraine le 24 février 2022, j’ai pris conscience que l’’hypothétique devenait inévitable. Une semaine après l’invasion, Poutine a signé plusieurs lois sur la censure militaire qui criminalisaient tout discours anti-guerre. Le message du gouvernement à ses détracteurs était très simple et très clair : soit vous vous taisez, soit vous quittez le pays, soit vous allez en prison. Je suis convaincu que dans cette situation, un homme politique et patriote russe ne peut ni se taire ni s’enfuir : il doit rester et dire la vérité sur la guerre et la dire aussi fort que possible. Mon arrestation était donc inévitable.

L’Occident peut-il faciliter l’unification des forces d’opposition russes ?

Je ne pense pas que ce soit le rôle des pays étrangers. La démocratie ne peut pas être introduite de l’extérieur, cela ne ferait que provoquer le rejet de la société. L’opposition doit apprendre à négocier et à coopérer sans l’aide de l’Occident. La Russie doit devenir une société civile, en réalisant elle-même qu’elle en a besoin et non parce qu’on lui conseille de le faire depuis l’étranger. La démocratie ne prendra racine sur notre sol que si c’est un choix conscient de notre peuple.

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L’Occident, à mon avis, devrait se concentrer sur l’aide à apporter à l’Ukraine pour qu’elle défende sa sécurité et sa souveraineté. Et, surtout, à l’aider à mettre en œuvre les réformes d’après-guerre. L’Ukraine doit devenir une vitrine de la démocratie et de la liberté européennes, une vitrine du progrès. Elle devrait être un exemple positif pour toutes les puissances post-soviétiques enlisées dans l’autocratie.

Que pensez-vous de l’avenir de la Russie à court terme ?

Je comprends que la Russie va traverser une période de troubles et qu’il lui sera très difficile de sortir de son état actuel. On peut le comparer à une lourde gueule de bois. Poutine a drogué mon pays avec de l’impérialisme et de la haine ; les yeux de la société sont injectés de sang. Mais Poutine n’est pas éternel et le pays finira par dégriser. Il y aura une grande honte. Nous devrons nous excuser auprès des voisins à qui nous avons gâché la vie. Nous devrons faire amende honorable. Nous devrons supporter les regards et les soupçons humiliants. Le chemin à parcourir est douloureux et épineux. Mais nous ne sommes pas les premiers à suivre cette voie : les Allemands, après la Seconde Guerre mondiale, ont réussi à construire sur les ruines du régime hitlérien une société libre qui est aujourd’hui un exemple de justice et d’humanisme.

Je ne sais pas si c’est l’avenir immédiat… À l’aune de l’histoire, je pense que ce n’est pas si loin. Il appartiendra à ma génération de redonner vie à la Russie et de la ramener dans la communauté des pays civilisés