Protection de l’océan: le Tribunal de la mer doit se prononcer sur les devoirs climatiques des États

 

Les Petits États insulaires, confrontés à la montée du niveau de l’eau, ont demandé au Tribunal international du droit de la mer de clarifier l’obligation des États à protéger l’environnement maritime. L’avis des magistrats, attendu pour ce mardi, est simplement consultatif, mais il sera le premier rendu par une cour internationale sur la question climatique. Il pourrait devenir un levier utile à d’autres instances, cette fois décisionnaires.

Les émissions de gaz à effet de serre constituent-elles une pollution du milieu marin ? Quelles sont les obligations des pays à atténuer les gaz à effets de serre, compte tenu de leurs effets sur cet environnement ? Telles sont les deux questions auxquelles le Tribunal international du droit de la mer (TDIM) est sommé de répondre ce mardi depuis Hambourg (Allemagne) où il siège. Un moment-clé sur le plan du droit international de l’environnement.

À l’origine de cette saisine : une Commission des Petits États insulaires sur le changement climatique et le droit international (Cosis), mise sur pied en marge de la COP26 à Glasgow, en octobre 2021, comme l’avait confié sur place à RFI Seve Paeniu, ministre des Finances de l’archipel de Tuvalu. Les très dynamiques îles Tuvalu (Pacifique) et Antigua-et-Barbuda (Caraïbes), qui la co-président, ont embarqué dans leur sillage sept autres nations insulaires. À l’époque, frustrées par le manque d’ambition et d’effets des conférences climat (COP), les « Petites îles » avaient annoncé vouloir poursuivre le combat pour la justice climatique devant les tribunaux internationaux afin de contraindre les super-puissances à accélérer la lutte contre le réchauffement climatique. Il s’agit, répètent-elles à l’envi, d’une « question de survie ».

Les Petites îles à l’assaut des tribunaux

Les États insulaires océaniques sont une force diplomatique connue dans les arènes des négociations climatiques. C’est leur Alliance (Aosis, 44 îles-nations) qui est parvenue à imposer, en 2009, à 1,5°C le seuil de réchauffement moyen mondial à ne pas dépasser, tandis que les pays industrialisés promouvaient un seuil, fatidique pour elles, à 2°C. En effet, le réchauffement de la surface de l’océan ne cesse, depuis mars 2023, de battre des records selon les mesures de différentes agences (NOAA, Copernicus) avec un maximum atteint le 10 mars 2024 à 21,2°C. Conjugué à la fonte des glaciers, ce réchauffement contribue à l’élévation du niveau des eaux qui se dilatent sous l’effet de la chaleur. « Au rythme actuel des émissions et en l’absence d’adaptation essentielle, Tuvalu sera complètement submergé avant la fin du siècle », rappelle la Cosis. En plus de la menace de leur engloutissement, ces petits territoires font face à des typhons dévastateurs, à la perdition des coraux, à l’épuisement des ressources halieutiques et aux pollutions de tous ordres. Ils ont obtenu, lors de la dernière COP, la mise en place d’un fonds dédié aux dégâts du changement climatique – les pertes et préjudices – pour pouvoir se relever d’un désastre.

Mais la compensation financière ne s’attaque pas aux racines du mal et ne pourra pas ramener les îles des abysses. Lors de la dernière COP, Michaï Robertson, négociateur climatique pour l’Aosis, expliquait à RFI que les îles n’allaient pas s’arrêter à cette victoire. « Depuis près de 30 ans, les Petits États insulaires n’ont cessé d’alerter sur les impacts du changement climatique et il n’y a que peu de réponses. C’est ce qui nous a forcé à prendre le chemin complémentaire de la voie juridique dans le but d’accélérer la diplomatie climatique », avait justifié Gaston Browne, Premier ministre d’Antigua-et-Barbuda.

« Sur les questions de changement climatique, il est très difficile d’engager la responsabilité des États devant les juridictions internationales, explique à RFI Pascale Ricard, chargée de recherche au CNRS à l’université Aix-Marseille qui travaille sur ce dossier. L’idée ici est d’utiliser tous les leviers possibles pour comprendre quelles sont les obligations des États, en particulier industrialisés, en matière de changement climatique. » En septembre 2023, des délégués de 33 États et 4 organisations intergouvernementales, dont la Cosis (épaulée par deux experts du Giec), se sont donc succédé devant les 22 juges du TDIM pour leur demander de prendre position à la lumière du droit existant.

La convergence du droit de la mer et du droit du climat

La stratégie juridique poursuivie par les avocats spécialisés de la Cosis est de passer par le biais de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer (CNUDM) qui oblige les États à « protéger et préserver le milieu marin ». Le Tribunal international du droit de la mer est en effet chargé de veiller à la bonne application de la « Constitution de l’océan », notamment au regard de l’évolution des connaissances scientifiques mondiales – les célèbres rapports du Giec. La science est l’atout-maître des plaignants pour sceller dans la jurisprudence la convergence de deux droits, mer et climat, qui ne peuvent plus s’ignorer.

Le cas introduit au TDIM est étroitement lié à deux autres procédures en cours, où la Cosis est aussi partie prenante. Mais il est le plus précis. En janvier 2023, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a été saisie par les gouvernements de Gabriel Boric au Chili, et de Gustavo Petro en Colombie, sur le lien entre changement climatique et droits de l’homme ; le 29 mars 2023, l’Assemblée générale de l’ONU saisissait, à l’initiative du Vanuatu, la Cour internationale de Justice, à son tour consultée sur les obligations des États à l’égard des changements climatiques, mais de manière très globale (environnement, droit de la mer, droits de l’homme…).

Les deux avis demandés à la COIDH et à la CIJ n’ont pas encore été rendus. Celui de la CIJ est attendu pour début 2025, mais la deuxième session d’audiences a lieu le mois prochain. La position de la plus haute juridiction du monde sera particulièrement écoutée. Or, sa tournure pourrait être fortement influencée par celui rendu par le TDIM ce mardi : « Le timing ne pouvait pas être meilleur. L’avis du TDIM aura une portée considérable sur les décisions attendues des deux autres cours », prévoit Payam Akhavan, avocat principal des Petites îles dans ce processus judiciaire, lors d’une conférence de presse en ligne jeudi 16 mai. « Cet avis est potentiellement historique, confirme Pascale Ricard à RFI, parce que c’est la première fois qu’une juridiction internationale sera amenée à se prononcer sur cette question du changement climatique avec une portée générale. » Le 9 avril, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) condamnait, pour la première fois, un État (la Suisse) pour son manque d’action face au changement climatique. Une décision « certes contraignante, mais relative », c’est-à-dire seulement entre des particuliers et un État.

L’intérêt d’un avis consultatif

Reste le fait que l’avis du TDIM, comme les autres, ne sont que consultatifs, sans pouvoir coercitif. Quel est alors l’utilité de telles procédures, lourdes, longues et coûteuses ? « L’intérêt, c’est d’abord de clarifier le droit international, reprend Pascale Ricard. Le droit de la mer et le droit climatique n’ont pas évolué ensemble et donc les obligations liées aux questions de la montée des eaux ou de l’acidification et les différentes autres conséquences sur les océans n’ont jamais été clarifiées. Il s’agit de les actualiser et de les interpréter à la lumière du droit du climat qui est beaucoup plus récent. » Effectivement, la CNUDM, qui détermine les obligations des États, remonte à 1982, et n’intègre pas pleinement la question du changement climatique. Plus concrètement, « même s’ils ne sont pas contraignants et reste symboliques, certains ont pu avoir une portée très importante. Ils sont réutilisés par les juridictions qui ont une certaine autorité et ils sont écoutés ».

Les requérants espèrent donc que les gaz à effet de serre soient considérés comme une source de pollution du milieu marin, comme d’autres sources de pollution (hydrocarbures…). « Il en découlerait tout un régime spécifique prévu par de la Convention et donc obligerait les États de protéger le milieu marin par le biais de la réduction des émissions et de stratégies d’adaptation (aires marines protégées, protection des récifs coralliens). Il s’agit donc de renforcer le droit du climat et d’inciter les États à le mettre en œuvre puisqu’il l’est aujourd’hui très insuffisamment au niveau international. »

L’avocat de la Cosis Payam Akhavan va même plus loin : « L’un des enjeux majeurs [de cet avis] est de savoir si le droit international dépasse l’Accord de Paris. Certains États, les grands pollueurs en particulier, ne le pensent pas. Le problème, c’est que l’Accord de Paris ne contient principalement que des engagements procéduraux. Est-ce qu’un État, qui soumet ses contributions nationales déterminées [les stratégies des États dans la lutte contre le changement climatique exigées par l’Accord de Paris, NDLR], qui ne permettent pas de limiter le réchauffement à 1,5°C, remplit ainsi ses obligations vis-à-vis du droit international ou bien est-ce qu’il doit dépasser les exigences de l’Accord pour réellement atteindre les objectifs ? »

Une jurisprudence les fonds marins ?

Ce n’est pas la première fois que ce tribunal est saisi. En 2011, les juges du TDIM, étaient sollicités par l’île de Nauru au sujet de la responsabilité des États dans l’exploration minière des fonds marins, en particulier lorsque des dommages étaient causés par l’entreprise ou l’opérateur public chargé de la prospection. L’avis rendu « précisait toutes les obligations qui pèsent sur les États et les opérateurs privés ou publics qui réalise les activités dans les grands fonds. Il avait été très favorable à la protection du milieu marin et largement repris », complète Pascale Ricard.

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Quinze ans plus tard, la course de l’exploration du plancher océanique, véritable mine de matières indispensables à la technologie et à la transition énergétique, est plus frénétique que jamais. « Pour une grande partie des scientifiques, des ONG et de certains États, toute exploitation aurait des effets tellement néfastes et incertains qu’il vaudrait mieux s’abstenir et ne pas exploiter du tout, du moins attendre d’avoir les connaissances suffisantes », explique la chercheuse.

L’Autorité internationale des fonds marins, l’arbitre onusien qui délivre les permis d’exploration (31 à ce jour) des fonds marins dans la zone internationale, n’a pas encore donné d’autorisation pour l’exploitation… mais ne s’est pas non plus encore prononcé sur son interdiction. Un moratoire est demandé par plusieurs États dont la France – Emmanuel Macron s’est déclaré fermement opposé à “toute exploitation des grands fonds marins” –, mais refusé par d’autres comme la Chine, mais aussi des Petites îles, comme Cook, Salomon et les Fidji. Le débat doit avoir lieu cet été au siège de l’AIFM, sis à Kingston, en Jamaïque, entre 168 États, en vue de la rédaction d’un éventuel code minier. Les débats sont tendus. Dans ce cadre, l’avis des magistrats du TDIM « pourrait avoir un impact sur ce qui va se passer dans les prochains mois où prochaines années au sein de l’Autorité des fonds marins ».

Accumulés, les avis consultatifs permettront de renforcer la jurisprudence à tous les échelons du système judiciaire et favoriser la prise de décisions cette fois contraignantes. La justice environnementale est en effervescence depuis plusieurs années. Devant l’incapacité à répondre à l’urgence climatique, de plus en plus d’États, d’organisations non gouvernementales et même de particuliers, se tournent vers les juridictions supra-étatiques. Selon l’ONU, les contentieux climatiques dans le monde, nationaux pour la plupart, sont passés de 884 en 2017 à 2180 en 2022.

Rfi