Intelligence artificielle à l’école: «La notion de devoirs à la maison n’a plus aucun sens»

Préparation de cours, correction de copies, résolution de devoirs maison, orientation… L’intelligence artificielle générative est-elle sur le point de révolutionner l’enseignement ? Un rapport du Sénat publié fin octobre se montre formel : « La question n’est plus de décider s’il faut faire ou non une place à l’IA dans l’éducation […] mais de répondre aux enjeux de l’éducation par et à l’IA ». À terme, le quotidien des élèves, comme des enseignants, pourrait se trouver bouleversé. Décryptage.

Cela fait des années que l’IA existe. Mais, depuis peu, l’IA générative change la donne. Ce nouveau type d’intelligence artificielle, dont l’avatar le plus connu est ChatGPT, génère des contenus originaux, et notamment des textes dignes de la plume humaine. Une aubaine pour les élèves. En France, dans le rapport « IA et éducation » publié par le Sénat fin octobre, on apprend que 90% des lycéens de seconde de Nouvelle-Aquitaine ont déjà eu recours à l’IA générative pour faire leurs devoirs.

« C’est seulement quand l’IA est vraiment mal utilisée qu’on se rend compte que l’élève y a eu recours », explique Fabrice Meunier, principal du collège Condorcet à Paris. Il raconte notamment la stupeur des professeurs de son établissement lorsqu’ils ont découvert la capacité de ChatGPT à adopter le niveau d’expression d’un élève de 5ᵉ, pour brouiller les pistes. « Dans une telle configuration, la notion de devoir à la maison n’a plus aucun sens », alerte-t-il.

Demain, des corrections de copies automatisées ?

Diviser par dix le temps de correction de chaque copie. C’est l’offre alléchante faite par l’entreprise Compilatio aux professeurs du secondaire et du supérieur, grâce à son logiciel Gingo. Le professeur se contente d’indiquer quelques consignes de correction. L’IA se charge du reste. « Une fois qu’on a pris en main l’outil, il y a des choses intéressantes » confie Étienne Buffet, qui a participé aux phases d’essai. Cet enseignant en BTS informatique raconte avoir eu, par moments, besoin de modifier la correction proposée par le logiciel. « Mais les commentaires rédigés par l’IA pour expliquer les erreurs de l’élève sont intelligibles et bien écrits, ajoute-t-il. Ça m’a permis de gagner du temps ». Si le logiciel ne peut pour l’instant corriger que les copies tapées sur ordinateur, l’entreprise est optimiste quant à sa capacité à traiter, dès la rentrée prochaine, les copies manuscrites.

Un enjeu de taille pour l’Éducation nationale

« L’objectif, c’est d’éviter de faire ce qu’on a fait avec les téléphones portables et les réseaux sociaux : passer à côté », explique Fabrice Meunier. En fin d’année dernière, Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation, avait annoncé la généralisation dès la rentrée 2024-2025 du logiciel MiaSeconde, qui propose aux élèves entrant au lycée des exercices adaptés à leur rythme de progression. Une tentative de donner une place à l’intelligence artificielle, certes, mais pas encore à l’IA générative.

D’autres logiciels similaires ont été mis au point, comme Lalilo pour apprendre la lecture. « Ce que proposent de tels outils, c’est très intéressant, reconnaît Fabrice Meunier. Mais ça n’amène pas au vivre-ensemble. Vous n’avez plus une classe, mais 30 élèves côte à côte, chacun dans leur bulle ». Il avertit également : « Tout ça ne pourra fonctionner que si, à côté, on recrée des moments collectifs ». Le rapport remis à Emmanuel Macron en mars dernier prend très au sérieux ces évolutions, envisageant explicitement « l’évolution d’un enseignant “sachant” (…) à un enseignant “accompagnant” l’élève ».

Qu’en disent les profs ?

Autant le dire tout de suite, tous les professeurs ne sont pas emballés. « Ils voient l’IA comme un gadget, et, surtout, comme une menace », témoigne Fabrice Meunier. Lui-même assure avoir découvert avec stupeur la capacité de l’IA à faire une partie de son travail. « Le concours pour devenir proviseur est notamment basé sur la rédaction d’une note, explique-t-il. Avec ChatGPT, une telle épreuve devient caduque. L’IA générative le fait plus vite, et parfois même mieux que nous ! ».

Et ces craintes, les acteurs du domaine les perçoivent. Une entreprise comme Compilatio se garde bien de mettre en avant l’idéal d’une machine autonome qui corrigerait entièrement les copies à la place de l’enseignant. « Gingo ne va pas remplacer le professeur, mais l’accompagner » insiste la cheffe du projet Mélissa Toye. L’objectif affiché est de libérer du temps pour d’autres activités pédagogiques, moins fastidieuses. Non pas travailler moins, mais travailler mieux.

« Intégrer l’IA au travail que l’on demande aux élèves »

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Face à un changement d’ampleur présenté comme inévitable, le ministère veut faire évoluer les mentalités. Mickaël Bertrand, formateur académique sur les enjeux du numérique et professeur au lycée, raconte la vitesse à laquelle les a priori de ses collègues évoluent : « Fin 2023, la plupart des enseignants s’intéressaient surtout aux moyens d’empêcher les élèves d’avoir recours à l’IA. En un an seulement, on voit la différence. On arrive progressivement à dédiaboliser cet outil, à en faire voir les potentialités. ». Fabrice Meunier poursuit : « Il faut s’interroger sur les moyens d’intégrer cela au travail que l’on demande aux élèves, en s’assurant qu’ils soient encore stimulés ».

De telles initiatives existent. Pour aider ses élèves de seconde, le professeur Mickaël Bertrand a généré via une IA des chansons de révision sur différents thèmes historiques. Le résultat est bluffant. Mais de telles démarches pédagogiques relèvent pour l’instant de la simple initiative individuelle. « Sur le sujet de l’IA, on ne peut pas considérer que notre ministère soit en retard », tient cependant à tempérer Mickaël Bertrand, citant notamment des formations proposées dans chaque établissement lors de la dernière rentrée. Mais l’intégration de telles technologies se heurte à certains obstacles. « Ces outils, souvent développés par des entreprises anglo-saxonnes, ne respectent pas les règles européennes de protection des données. Pour l’instant, on ne peut donc pas les intégrer directement dans nos cours ».

La dystopie d’une « école sans prof »

Mickaël Bertrand espère que la réflexion se poursuivra sur ces sujets. Sans précipitation. Au Royaume-Uni, l’université privée David Game College revendique l’organisation des premiers cours « sans professeur », uniquement basés sur l’IA. « Ça va être un désastre, tout le monde le sait » s’indigne-t-il. « Plusieurs études le montrent : lorsque les étudiants ne sont pas accompagnés par un enseignant, ils abandonnent très vite ».

Mais dans le contexte économique actuel, ce formateur académique redoute que de telles évolutions puissent être instaurées pour de mauvaises raisons. « On sait que ça pourrait permettre de réduire les effectifs. Ça serait une décision séduisante d’un point de vue budgétaire, mais un désastre à long terme pour la construction d’une société ». Affaire à suivre

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