Environnement :’IPBES, «Giec de la biodiversité», prône des réponses globales et décloisonnées aux crises

 

Dans un rapport, la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) propose pour la première fois une analyse des liens entre cinq éléments critiques pour l’humanité : eau, santé, alimentation, biodiversité et changement climatique. Ce « rapport Nexus » dresse surtout une liste de 71 réponses pour affronter globalement ces défis. Le résumé pour les décideurs politiques, qui sera suivi d’un autre ce mercredi, a été approuvé par 147 gouvernements réunis en Namibie et publié ce mardi 17 décembre.

Entre les échecs des trois COP de cette fin d’année – total pour la COP16 désertification, partiel pour la COP16 Biodiversité et la COP29 Climat – il existe bien une marche en avant, à moins qu’il ne s’agisse d’un pas de côté. Les interconnections entre les multiples crises n’ont jamais été aussi claires et un rapprochement est à l’œuvre entre ces trois moments diplomatiques pour l’environnement. La nécessité « de plus d’interactions entre les différents accords sur l’environnements augmente », se félicite Fabrice DeClerck, spécialiste de l’alimentation et l’un des auteurs, parmi les 165 qui y ont contribué dans 57 pays.

Pourtant, au niveau national et international, les politiques publiques des États et décisions traitent encore les crises de manière cloisonnées – en silos, selon le jargon des scientifiques. C’est la substantifique moelle de ce rapport, synthèse des connaissances scientifiques existantes, qui recommande une approche globale : regarder et traiter de manière globale toute la chaine des grands défis planétaires et non chaque maillon isolément. En effet, les scientifiques avertissent des conséquences néfastes de vouloir régler un problème sans penser aux autres. Par exemple en s’attaquant « exclusivement » au changement climatique en ignorant les effets sur la nature.

« Le rapport d’évaluation sur les liens entre la biodiversité, l’eau, l’alimentation et la santé – connu sous le nom de rapport Nexus – offre aux décideurs du monde entier l’évaluation scientifique la plus ambitieuse jamais entreprise sur ces interconnexions complexes », présente l’IPBES. « En améliorant la compréhension de ces interconnexions et en identifiant les opportunités de collaboration à travers les secteurs et les échelles, les résultats de l’évaluation des liens peuvent contribuer à une gestion et une gouvernance synergique et holistique », promet le rapport dans son préambule. « L’approche nexus nous permet de voir l’interaction entre les domaines dont découlent des solutions qu’on ne trouve pas dans des approches en silos », complète Fabrice DeClerck.

Fruit de trois ans de travail, le rapport spécial dévoilé ce mardi aborde le problème complexe de l’imbrication de cinq « éléments » : la perte de biodiversité, la disponibilité et à la qualité de l’eau, l’insécurité alimentaire, les risques sanitaires et le changement climatique. « Bien que cela ne soit pas mentionné dans le titre de l’évaluation, le changement climatique a des interactions importantes et croissantes, mais souvent négligées, avec tous les [autres] éléments du nexus, à travers ses effets et les actions d’atténuation et d’adaptation ». Comme pour les rapports du Giec, chaque ligne du rapport fait l’objet est étudiée par les États et fait l’objet de négociations parfois âpres. Ce fut le cas ici – ce qui explique le retard dans la publication : l’inclusion du changement climatique dans le titre n’a pas été retenu.

Souvent surnommé le « Giec de la biodiversité », l’IPBES est un organisme intergouvernemental indépendant composé de près de 147 gouvernements membres. Créé par les États en 2012, il fournit aux décideurs politiques des évaluations scientifiques objectives sur l’état des connaissances concernant la biodiversité de la planète, les écosystèmes et les contributions qu’ils apportent aux populations, ainsi que les outils et les méthodes permettant de protéger et d’utiliser durablement ces atouts naturels vitaux.

« Ce qui se discute aussi aujourd’hui, c’est comment on peut améliorer les interactions entre l’IPBES et le Giec, reprend Fabrice DeClerck. Dans notre rapport, nous avons ajouté le climat [aux éléments du nexus, NDLR] et c’est important de reconnaitre qu’il y a une petite proportion des auteurs qui ont aussi participé aux rapports du Giec. Cela nous permet d’avoir des alignements entre les différents rapports et cette approche est absolument importante. »

7 000 milliards par an investis dans des activités néfastes à la biodiversité

L’importance de la biodiversité, « essentielle à notre existence », n’est pas toujours évidente. Elle soutient pourtant nos approvisionnements en eau et en nourriture, notre santé et la stabilité du climat. Elle fournit des services essentiels : elle régule les cycles hydrologiques, contrôle des ravageurs et des pathogènes, stabilise le climat, et préserve les identités culturelles. Elle contribue à la production alimentaire par la pollinisation, le maintien de sols fertiles et la protection contre les événements climatiques extrêmes.

Mais elle est entrée dans une phase négative depuis cinquante ans : « tous les indicateurs » montrent un déclin de 2 à 6% de la biodiversité par décennie, affectant la qualité de l’eau, la sécurité alimentaire et la résistance climatique. Les écosystèmes dégradés perdent leur capacité à capter le carbone, contribuant ainsi à l’accélération du changement climatique.

Parmi eux, les zones humides, qui couvrent seulement 2,6% de la surface terrestre, jouent un rôle crucial dans la régulation du cycle de l’eau mais figurent parmi les environnements naturels les plus dégradés. Les récifs coralliens bénéficient directement à près d’un milliard de personnes mais sont gravement menacés : un tiers des espèces risquent l’extinction au cours des cinquante prochaines années. Perte de biodiversité et changement climatique combinés pèsent lourdement sur les écosystèmes et leurs capacités à la fois à capter le carbone et à faire tampon aux évènements extrêmes. Le Nexus pointe également « l’extraction de l’eau » comme un moteur de la dégradation environnementale.

Par ailleurs, 80% des populations sous-alimentées vivent dans des pays en développement, où la perte de biodiversité aggrave les inégalités en matière de santé et de nutrition. Les « pratiques d’agriculture non durable », ou conventionnelles, utilisent engrais, pesticides chimiques. Et ont de multiples effets négatifs : sur la santé humaine et animale, la perte de biodiversité, l’utilisation non-durable de l’eau, différentes formes de pollutions et des émissions de gaz à effet de serre… Par ailleurs, la diversité génétique des cultures diminue : 65% de la production agricole mondiale provient de seulement neuf espèces cultivées.

De son côté, le changement climatique affecte la biodiversité, l’eau, la nourriture et la santé. Il a directement contribué à 62 000 décès liés à la chaleur en Europe en 2022, plus de 1 500 aux États-Unis en 2023 et entre 12 000 et 19 000 décès d’enfants en Afrique entre 2011 et 2020. En un demi-siècle, « des phénomènes extrêmes météorologiques, climatiques et liés à l’eau ont provoqué près de 12 000 catastrophes, entraînant la mort de 2 millions de personnes (90% dans les pays à revenu faible ou intermédiaire) et 4 300 milliards de dollars de coûts totaux à l’échelle mondiale ».

À l’inverse, les mauvais états ou pratiques de ces quatre éléments précités « influence aussi le changement climatique », mentionne le rapport. Par exemple, le système alimentaire mondial est responsable de 21 à 37% des émissions de gaz à effet de serre. Il alimente aussi la pollution. En Inde, le brûlis des champs de riz après récolte pour pouvoir ensemencer plus rapidement provoque des brouillards de pollution de l’air. Laquelle, ajoutée à celle de l’eau, contribue à près de 9 millions de morts par an. « La solution n’est pas du côté de la santé publique comme on le dit, mais dans les changements de pratiques agricoles », martèle Fabrice DeClerck.

Le coût de l’inaction, lui, est faramineux : l’IPBES l’évalue entre 10 000 et 25 000 milliards par an, soit 10 à 25% du PIB mondial. Ce montant recouvre les subventions mais aussi les externalités négatives, les émissions dues aux fossiles, mais aussi sur les éléments du nexus – eau, santé, alimentation. Dans le même temps, les activités financières actuelles investissent 7000 milliards de dollars par an dans des activités qui endommagent la biodiversité, alors que seulement 200 milliards de dollars sont consacrés à sa restauration.

Des stratégies d’adaptation mutualisées

Après le rappel de ces faits chiffrés et documentés par plusieurs milliers de références scientifiques, l’IPBES consacre une large partie de son rapport aux « options de réponses », 71 au total. À commencer, insiste-t-elle, par une approche plus globale des crises : « Nous devons faire en sorte que les décisions et les actions ne soient plus cloisonnées afin de mieux gérer, gouverner et améliorer l’impact des actions menées dans un élément du nexus sur d’autres éléments », prône la chercheuse Paula Harrison, coprésidente de l’évaluation.

Mais aussi en faisant attention aux conséquences : « Le danger est réel que nous résolvions une crise en aggravant les autres », prévient-elle. L’exemple type est la plantation d’arbres à tout-va, d’une seule essence ou non adaptée au terrain. L’installation d’éoliennes sur des voies migratoires, comme c’est arrivé au Mexique, peut également être désastreuse.

Paula Harrison prend l’exemple du défi sanitaire que représente la schistosomiase (également connue sous le nom de bilharziose) – une maladie parasitaire qui peut entraîner une mauvaise santé à vie et qui touche plus de 200 millions de personnes dans le monde – en particulier en Afrique. « Traitée uniquement comme un problème de santé – généralement par le biais de médicaments – le problème réapparaît souvent lorsque les personnes sont réinfectées. » Avant de rapporter une expérience bénéfique : « Un projet novateur mené dans une zone rurale du Sénégal a adopté une approche différente – en réduisant la pollution de l’eau et en éliminant les plantes aquatiques envahissantes afin de réduire l’habitat des escargots qui hébergent les vers parasites porteurs de la maladie – ce qui a permis de réduire de 32 % les infections chez les enfants, d’améliorer l’accès à l’eau douce et de générer de nouveaux revenus pour les communautés locales. »

Fabrice DeClerck, spécialiste des systèmes alimentaires et agricoles au niveau international, cite pour sa part le plan d’alimentation durable de Paris : « Nous constatons que la Ville de Paris a très bien compris les interactions entre des stratégies qui permettent de s’adresser au climat, à l’alimentation saine et à la biodiversité. Par exemple, elle a mis en œuvre 47 millions d’euros pour une transition agro-écologique dans le bassin parisien qui, en même temps, leur permettra de réduire leurs coûts dans l’utilisation de l’eau. Donc on voit une interaction entre un investissement économique l’eau qui a un impact sur le climat, contribue à une alimentation saine et locale, donc plus faible dans son impact climatique, qui aide à améliorer le bien-être des producteurs dans la région parisienne, et qui assure une production, surtout en fruits et légumes, légumineuses, de plus grande accessibilité et plus abordable pour la ville. Nous reconnaissons ici une stratégie qui améliore la santé humaine, le climat, l’eau et qui crée un plus grand espace pour la biodiversité pour le paysage agricole. C’est un bon exemple d’une solution intégrée qui s’adresse aux éléments du nexus. »

Autre réponse intégrée mise en avant : la restauration des écosystèmes « pour qu’ils combinent à la fois séquestration carbone et soit un évitement de l’érosion de la biodiversité soit une amélioration des tendances, mais également des impacts positifs sur les populations locales », avance Diana Mangalagiu, enseignante à Oxford et Sciences Po Paris, spécialiste de la gouvernance dans le développement durable qui cite des expériences sur les zones côtières du Sénégal où, avec la restauration d’écosystèmes de mangroves : « On améliore à la fois l’alimentation locale parce que des questions sur la pêche durable, la prévention de l’érosion côtière, la santé des populations et la fertilité des sols en milieu humide. »

« Parmi les bons exemples, on peut citer les zones marines protégées qui ont associé les communautés à la gestion et à la prise de décision », souligne Pamela McElwee. Ce fut le cas en Indonésie, où comme nous le racontions récemment, une ONG a associé la population locale à une initiative de restauration coralienne à l’intérieur d’une aire marine protégée. « Ces zones ont permis d’accroître la biodiversité, d’augmenter l’abondance de poissons pour nourrir les populations, d’améliorer les revenus des communautés locales et, souvent, d’augmenter les revenus du tourisme. »

« Réduire la surconsommation de viande » fait aussi parti de l’inventaire des recommandations permettant d’avoir de multiples effets bénéfiques, tout comme les solutions urbaines basées sur la nature.

Les populations marginalisées, notamment les peuples autochtones, subissent de manière disproportionnée les effets de cette dégradation, bien qu’elles gèrent souvent durablement leurs ressources, précise le rapport. Reconnaître les peuples autochtones comme détenteurs de droits et les inclure dans les processus de décision est essentiel pour des politiques équitables.

Le rapport examine également les défis futurs – en évaluant 186 scénarios différents issus de 52 études distinctes, qui prévoient des interactions entre trois éléments du nexus ou plus, couvrant principalement les périodes allant jusqu’à 2050 et 2100. « Les scénarios futurs qui présentent les avantages les plus importants sont ceux dont les actions sont axées sur la production et la consommation durables, combinées à la conservation et à la restauration des écosystèmes, à la réduction de la pollution, à l’atténuation du changement climatique et à l’adaptation à ce dernier », selon la professeure Paula Harrison.

Il y a presque dix ans, en 2015, une petite encyclique écologique résumait déjà, à l’appui de la science, ce « nexus » en trois mots : « tout est lié>>

Rfi