Une vidéo devenue virale montre Evgueni Prigojine, le chef du groupe Wagner, en train de recruter dans une prison russe, offrant aux détenus âgés entre 22 et 50 ans, la liberté s’ils combattent en Ukraine. Entretien.
La diffusion de la vidéo montrant Evgueni Prigogine recruter des prisonniers russes aurait pour but de montrer que le Kremlin n’a pas encore abattu toutes ses cartes au moment où, stratégiquement, elle est en difficulté en Ukraine. Entretien avec Lukas Aubin, chercheur à l’Institut des relations internationales et stratégiques, auteur de La Géopolitique de la Russie (éditions La Découverte).
RFI : C’est une vidéo surprenante dans laquelle apparaît Evgueni Prigojine. Que faut-il en penser ?
Lukas Aubin : Cette vidéo est très intéressante à plusieurs niveaux. Il y a évidemment le timing : elle arrive au moment où l’armée russe recule, où l’armée russe est en extrême difficulté et où Vladimir Poutine cherche des solutions. Deuxième point, Evgueni Prigojine n’avait jusqu’à présent jamais déclaré publiquement qu’il faisait partie de la milice privée russe Wagner. C’est la première fois qu’il le mentionne. En plus de cela, c’est une personnalité qui apparaît très peu dans les médias russes et très peu dans les médias en général.
Pourtant, nous savons depuis plusieurs années, dans le milieu de la recherche et dans celui du journalisme, que cet homme est extrêmement influent. Il est surnommé « le cuisinier » de Vladimir Poutine, mais c’est surtout un homme qui utilise son aura pour influencer les puissances extérieures grâce à sa milice. Nous l’avons constaté notamment sur le continent africain, en Centrafrique et au Mali par exemple, où il cherche justement à s’attirer les faveurs des pouvoirs locaux au détriment de l’influence française, par exemple.
Ensuite, il y a le fait qu’il harangue pendant cinq bonnes minutes des prisonniers russes dans un centre pénitencier de la République des Maris en Russie – c’est en tout cas ce que montre la vidéo. Il y explique les enjeux actuels de la guerre, la dureté de celle-ci et leur propose un marché : « Si vous voulez sortir de prison maintenant, vous le pouvez, en échange de quoi vous devez donner six mois de votre temps pour participer à l’effort de guerre sur le front ukrainien ». Ce qu’il leur dit en substance, c’est que s’ils survivent à six mois de guerre en Ukraine, alors ils seront libres. C’est le troisième point évidemment très important de cette vidéo : sa milice Wagner recrute actuellement des prisonniers en Russie pour les faire combattre en Ukraine.
Et si vous désertez, nous vous exécutons ?
Il y a aussi effectivement un élément qui est très important, c’est l’élément martial, glaçant, voire dramatique. Cela renvoie d’ailleurs directement à la Seconde Guerre mondiale. Joseph Staline faisait déjà cela, à savoir que les déserteurs, ceux qui arrivaient sur le front et qui finalement prenaient peur et repartaient, étaient fusillés. Evgueni Prigojine le mentionne à la fin de la vidéo, lorsqu’il dit : « les déserteurs seront exécutés s’ils changent d’avis sur le terrain ».
Cette fuite est-elle volontaire ? Est-ce une stratégie de communication ?
Pour le moment, il est évidemment difficile de dire exactement quels sont les objectifs de cette vidéo. Nous pouvons simplement supputer. Il y a la question du timing et du fait que l’armée russe a de grandes difficultés sur le terrain, mais également que Vladimir Poutine, on le sait, est extrêmement mécontent de la façon dont son opération militaire spéciale se déroule. Nous avons la sensation que cette vidéo très impressionnante est là justement pour montrer que la puissance russe n’a pas encore joué toutes ses cartes et qu’elle en a encore d’autres à abattre. En l’occurrence, celui de la milice privée. Ce qui est d’autant plus intéressant, car en Russie, les milices privées sont interdites.
La Russie affirmait encore en début de semaine ne pas recruter en prison. Que faut-il conclure du rôle de Wagner en Ukraine ?
Wagner était déjà présent en Ukraine, mais risque de l’être encore plus à partir de maintenant parce que l’armée russe recule. Il y a fort à parier que c’est aussi une forme d’urgence, car l’armée russe a besoin de consolider ses positions, au risque de se faire expulser complètement du territoire ukrainien. La Crimée mis à part, évidemment. Mais lorsque nous voyons la vitesse des contre-offensives ukrainiennes et leur efficacité, nous comprenons l’urgence de l’opposition. Cela explique notamment ce « coming out » d’Evgueni Prigojine devant tout le monde.
C’est évidemment volontaire de dire enfin qui il est, à savoir l’homme qui gère la milice privée Wagner. Cela rend cette vidéo très étonnante. Depuis le début de cette guerre, nous avons vécu un nombre d’événements tellement impressionnants que, finalement, nous sommes dans la continuité de cela : nous allons de surprise en surprise et le régime russe ne cesse de nous surprendre.
Il se pourrait que Wagner soit à l’origine des massacres de Boutcha, ce qui signifierait une présence dès février/mars sur le territoire ukrainien.
Bien sûr, mais tout comme les forces tchétchènes de Ramzan Kadyrov étaient présentes également. Tout cela n’est pas nouveau et cela montre bien que nous sommes avant tout sur un effet d’annonce. Car nous savions déjà que les forces russes recrutaient dans les prisons. Des enquêtes ont été menées sur la question depuis le début de la guerre. Nous savions que la milice de Wagner était présente sur le terrain aussi depuis le début de la guerre. Cette vidéo contribue à intensifier la guerre psychologique menée par Vladimir Poutine qui cherche évidemment à impressionner la puissance ukrainienne et plus largement les puissances occidentales.
Il a fait la même chose récemment en menant une forme de guerre de l’énergie, en menaçant de couper le gaz et le pétrole aux puissances européennes. Nous sommes sur une guerre de l’image. Vladimir Poutine la perd depuis le début du conflit et il cherche aujourd’hui à l’emporter.
rfi.fr